: Jean-Michel Lemonnier, bloc-notes: La nature eschatologique de la guerre pour l'Eurasie 1- Attente eschatologique et messianisme dans le monde orthodoxe (PARTIE II)

mardi 8 novembre 2016

La nature eschatologique de la guerre pour l'Eurasie 1- Attente eschatologique et messianisme dans le monde orthodoxe (PARTIE II)




Rappelons que Mircea Eliade à l'instar de Carl Schmitt a montré que les grandes idéologies politiques, les idées-forces, concepts politiques ont des origines théologiques, disons religieuses. On peut citer deux grandes idéologies politiques illustrant cet état de fait : le marxisme et le nazisme. Dans le premier cas, il s'agit d'une reprise d'un "des grands mythes eschatologiques du monde asiano-méditerranéen, à savoir : le rôle rédempteur du juste (le prolétariat), dont les souffrances sont appelées à changer le statut ontologique du monde" (Eliade, M., 1969 : p. 175). En affirmant le "rôle prophétique et la fonction sotériologique (reconnu) au prolétariat" (Idem) et une lutte entre le Bien (la classe productive exploitée) et le Mal (la Bourgeoisie exploitante et parasite) qui verra le triomphe du premier, la structure mythique du marxisme apparaît. Le mythe de l'âge d'or, d'un monde purifié au sein duquel seuls les élus (les prolétaires) survivront à la Fin des temps (une fois la société communiste établie) est similaire à celui du judaïsme et du christianisme. Les ressemblances entre le marxisme et le mythe judéo-chrétien d'une fin absolue où triomphe le Bien sont plus qu'évidentes. Ce mythe judéo-chrétien situe cependant cet âge de béatitude après la destruction de ce monde là, contrairement aux religions cosmiques pour lesquelles l'âge d'or se situe aux commencements, aux origines, in illo tempore...Dans le cas du nazisme, cette fonction sotériologique est attribuée aux membres de la supposée "race aryenne". Celle-ci doit combattre un autre Mal (les juifs) qui une fois éliminé verra le triomphe d'une race de surhommes ; le terme de surhomme n'ayant, dans ce contexte, évidemment rien de nietzschéen. Il est inutile d'insister plus longtemps sur ces analogies concernant la constitution de ces idéologies politiques, qui ont marqué le vingtième siècle, avec la structure mythique des religions. Nous dirons, simplement, que le libéralisme relève aussi d'une structure mythique. Cet ensemble regroupant la figure de l'individu rationnel,  le Marché et sa "Main invisible", le "doux commerce", censés mettre un terme à tous les conflits et instaurant un monde pacifié tient également du messianisme et de l'eschatologie. Hors ces mythes politiques, d'autres comportements de l'homme moderne qui prétend assumer la désacralisation du monde dans lequel il vit appartiennent également au domaine du religieux. Que l'on pense à la contre-culture hippie et à ses codes, à la sexualité libre, à la psychanalyse...Toutes ces modes et pratiques, scientifiques ou non, militent en faveur d'une nostalgie des origines, d'une volonté de régresser à un état initial (rites orgiaques, plongée dans les profondeurs de l'inconscient...), pour accéder un mode d'être au monde débarrassé des conflits, des séparations, autrement dit de retrouver une unicité originaire. Mircea Eliade développe longuement ces idées à travers son œuvre scientifique ou littéraire, on voudra bien s'y reporter.

Selon Nicolas Berdiaev, cette conscience messianique propre aux Russes est héritée du monde juif. "L’idée messianique a été apportée au monde par l’ancien peuple hébreu, le peuple élu de Dieu, parmi lequel devait naître le Messie. Et aucun autre messianisme n’existe que le messianisme hébreu. Messianisme qui a trouvé sa justification dans l’apparition du Christ... La conscience messianique à l’intérieur du monde chrétien est toujours une rejudaïsation du christianisme, un retour à la vieille identification judaïque du religieux universel avec le national. Dans la vieille prétention que la Russie fût la troisième Rome, il y avait des éléments indiscutables de judaïsme transposés sur le terrain chrétien... Partie de l’idée de la troisième Rome, la conscience russe messianique traversa tout le XIXe siècle, et s’épanouit chez les grands penseurs et les grands écrivains russes" (Berdiaev, 1946, opus cité :  p. 225-226). Berdiaev, dans ses élans prophétiques, annonçait l'avènement d'une nouvelle ère qui verrait la victoire de l'esprit sur ce rationalisme occidental qui dessèche l'âme, après un combat entre les forces christiques et celles des ténèbres sataniques duquel sortiraient vainqueur les premières pour établir une société guidée par une chevalerie d'un genre nouveau. Mais Berdiaev est loin d'être le seul russe à avoir montré la nature profondément anarchiste autant que mystique (ces deux éléments se retrouvant en des proportions variées d'une personne à l'autre) de l'homme russe-eurasiatique et son penchant naturel pour les sciences occultes. Léon Tolstoï et son christianisme "individualiste" anti-écclésiastique qui se rapproche d'une certaine forme de bouddhisme,  penchait pour un mysticisme panthéiste (le Grand Tout, l'Absolu, le Brahman), Fiodor Dostoïevski et son mysticisme plus ascétique mais également Raspoutine comptent parmi les plus célèbres mystiques russes. Tolstoï et Dostoïevski sont vus par Dimitri Merejkovski écrivain - ami de Berdiaev - qui pensait pouvoir concilier la religion et la révolution socialiste, comme deux types de Russes particuliers à partir desquels pouvaient naître une nouvelle consciences religieuse. Helena Blavatsky est une autre grande mystique russe, fondatrice de la Société Théosophique (1875). Elle a laissé une œuvre magistrale relative aux traditions occultes de l'Orient et de celles de l'Occident dans l'objectif d'opérer une synthèse à vocation universelle. Le mysticisme de Blavatsky a une dimension géopolitique qui prévoit la création d'une puissance eurasiatique en mesure de contenir l'expansion impérialiste britannique. Le poète Nikolaï Klyuev comme Grigori Raspoutine pratiquaient une forme de mysticisme sexuel chrétien présentant des ressemblances avec le tantrisme tibétain et le shivaïsme indien. Klyuev, qui se revendiquait de la tradition des Vieux Croyants, pensait que Jésus-Christ était homosexuel comme lui. Il pratiquait toutes sortes de rites occultes provenant de la tradition spirituelle de l'Orient russe. Sa mystique, comme celle de son ami Sergueï Essenine pour qui les Bolchéviques avaient fini par salir l'âme de la Russie, était profondément géopolitique et consubstantielle au rejet de toute forme d'occidentalisation d'une Russie qui était appelée à se régénérer dans le cadre d'un projet grand-continental eurasiatique incluant toute l'Europe et la Chine. Les néo-eurasistes actuels ont largement puisé dans cette mystique et cette géopolitique de nature eschatologique, de Berdiaev à Blavatsky...



Eliade, M. (1969, rééd. 2009). Le mythe de l'éternel retour. Archétypes et répétitions. Paris : Editions Gallimard, Coll. Folio essais. 


(Jean-Michel Lemonnier, extrait d'un livre non publié)



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