: Jean-Michel Lemonnier, bloc-notes: Mircea Eliade
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samedi 8 novembre 2014

Mircea Eliade - Noces au paradis - Nunta în cer - Interprétations inédites, partie II


Voir première partie :
http://jeanmichel-lemonnier.blogspot.fr/2014/11/mircea-eliade-noces-au-paradis-quelques.html

La quatrième de couverture de cette édition en roumain reprend un propos du critique littéraire Octav Sulutiu. En substance, Sulutiu considère "Noces au paradis" comme l'équivalent du plus fameux (connu) des romans d'Eliade "La nuit bengali" ("Maitreyi"). Ileana l'héroïne de "Noces au paradis" est une Maitreyi autochtone, roumaine donc, une Maitreyi (indienne) dans le contexte de la Roumanie des années 30. "Noces..." et "La nuit bengali" sont le même grand hymne à l'amour, on y retrouve, je cite "la même pureté de sentiment et la même fine et étrange substance avec laquelle est modelée l'héroïne". Dans "Noces...", "l'exaltation lyrique se transforme, cependant, en exaltation (animation) épique". Les valeurs communes, comprendre universelles, mais aussi le réalisme sont dans  ce roman préférés à l'exotisme du roman "La nuit Bengali".


Dans ce passage : la partie du texte soulignée en rouge fait référence à ce dont nous avons déjà parlé dans notre précédent article consacré à ce roman, à savoir : cette nécessité -plus encore que le besoin- de "naître à nouveau". On pense immédiatement au passage de l'évangile de Jean, où Jésus s'adressant à Nicodème affirme  “si un homme ne naît de nouveau, il ne peut pas voir le royaume de Dieu”. Le royaume de Dieu, soit le royaume d'Ileana...On peut dire les choses autrement : Il faut mourir à la vie profane, pour accéder à un nouveau plan cosmique, à un niveau supérieur de conscience équivalent à celui d'Ileana, voire être pure conscience ou conscience pure. Cette attitude n'est, cependant, pas propre au christianisme.
Ensuite, l'enfant que regrette Hasnas le personnage amant d'Ileana qui serait finalement la rédemptrice que ces hommes n'ont pas su reconnaître ou pas assez tôt, en tout cas de manière confuse, car ils perçoivent tout de même cet être de la qualité qu'est cette femme particulière, c'est l'enfant originaire, des commencements, l'Adam ou ou le nouvel Adam : Jésus-Christ ? En vert, les regrets autant que la "nostalgie des origines", d'un temps mythique, sacré (la régression ab origine), le moment où tout a commencé et en bleu, le désir d'enfant, de paternité (de créer un nouveau cosmos), mais surtout, sinon exclusivement, "d'être enfant", le  désir de redevenir l'enfant primordial, l'Adam des origines. Le Fils incarne le rachat universel et individuel. Tout cela est lié : la terreur de l'histoire, le temps irreversible, la nostalgie des origines, le désir de naître à nouveau, de mourir à cette vie là, de changer de niveau cosmique. 
Enfin, l'irruption d'Ileana dans la vie de Mavrodin et d'Hasnas est une bien une épiphanie, une manifestation divine, une théophanie...Chrétienne ? Est-elle Christ, c'est-à-dire oint par l'Esprit. Un certain nombre d'indices déjà mentionnés laisse supposer que oui...mais n'oublions pas ses similtudes avec Vénus-Lucifer. Nous disons qu'elle peut être rédemptrice manifestée à ces hommes (théophanie-hiérophanie suprême), le féminin sacré, le Graal, aussi bien que le plus majestueux et beau des anges. Eliade joue-t-il sur la confusion originelle porteur de lumière Lucifer-Jésus-Christ, en même temps que sur celle "étoile brillante du matin", nom donné autant à Jésus qu'à Marie-Vénus ? Ce qui revient à poser l'égalité Christ=Lucifer=Vénus=Marie=Ileana. Le savant roumain a assurément emporté au paradis de nombreuses clés d'interprétation de ses romans que nous devons désormais fabriquer nous-même. 



samedi 1 novembre 2014

Mircea Eliade - Noces au paradis - Quelques interprétations inédites sur les références symboliques dans ce roman

Qui écrirait un tel roman aujourd'hui ? Qui relaterait ces histoires d'amour au risque de passer pour un ringard ?.. A peu près personne... Lire ce roman d'Eliade écrit dans les années 30, en cette modernité finissante c'est prendre acte d'une époque révolue. Ce roman et cette écriture sont, en effet, aussi éloignés des miévreries sentimentalistes postmodernes que du récit psy-culogique et du mode d'expression des charretiers de la néo litté-rature porno-révolutionnaire "despentienne" de cette fin d'âge sombre.
Ce roman est d'ailleurs loin d'être aussi banal comme certains l'affirment après lecture. Eliade nous donne plus qu'un roman d'amour, un roman...à mystères qui tourne autour de cette étrange femme roumaine des années 1930. Si on a lu Maitreyi -et que l'on connaît la biographie du savant roumain- on comprend encore plus aisément ce roman et l'obsession d'Eliade pour le thème de l'amour impossible.
On trouvera un résumé de l'histoire (inutile d'y revenir très longuement) sur la 4e de couverture du roman, notamment dans cette édition : "Noces au paradis," paru chez Gallimard dans la collection Imaginaire que je scanne ici avec le 1ère de couv' : 

Quelques clés d'interprétations personnelles, jetées là, qui pourront, par ailleurs, paraître contradictoires, en apparence...
Le grand amour d'Ileana sur lequel elle est très discrète durant sa relation avec Mavrodin est assurément Hasnas le compagnon d'une nuit de Mavrodin dans ce chalet des Carpates. 
Qu'est-ce qui pousse Hasnas et Mavrodin à détruire leur relation avec cette femme qui semble si parfaite ? Les deux hommes qui ont vécu une histoire d'amour avec la même femme, racontent chaun leur tour leur relation avec cet être tellement unique qu'ils sont dans l'incapacité (peut-on comprendre) d'en assumer la totalité...Chacun de ces deux hommes rencontre Ileana à des moments différents de la vie de cette femme dont ils peinent à saisir la personnalité dans son intégralité. D'où leur désarroi et leurs immenses regrets qui inondent leurs longs récits présentés dans ce roman. Hasnas, une première fois, au moment où elle est encore une jeune fille, puis ensuite 7 ou 8 années plus tard. A la suite d'Hasnas, Mavrodin vit une histoire singulière avec cette femme avec la même passion que le premier mari-amant. Les deux hommes en font quasiment la même description, avec le même lyrisme, sur le même mode laudatique, sur le même plan, au-delà du rationnel. Ajoutons que Mavrodin, écrivain, artiste créateur, s'unit à Ileana quand celle-ci souhaite un enfant, fruit de leur amour qui lui permettrait de s'accomplir avant qu'elle ne comprenne ou ne se résigne à s'effacer pour laisser Mavrodin poursuivre la seule oeuvre créatrice qu'il est en mesure d'assumer :  l'écriture de ses livres. Hasnas des années plus tôt s'était, quant à lui, heurté au refus de la femme d'assumer une maternité. 

Or donc, Ileana appartient à un entre-deux-mondes historique celui de la société roumaine finissante des années 30, déjà occidentale et encore traditionnelle.mais aussi à deux univers de qualités différentes : matériel (avec en son sein, le jeu dialectique sacré/profane) et spirituel (un au-delà non humain). Sur le prénom de la femme : Ileana. Prénom d'origine grecque, sa signification est "éclat de soleil".  Référence certaine à la mythologie grecque, Zeus place Ileana (ou Héléne), d'une beauté hors-norme, c'est comme cela qu'elle est décrite par ses deux amours dans le roman d'Eliade, au plus haut dans le Ciel et côtoie les dieux. 

Une interprétation qui semble avoir échappée à tous les (peu nombreux) commentateurs connus de l'oeuvre concerne celle à propos de la pierre d'Emeraude perdue par Ileana-Leana. Eliade en fin symboliste ne peut décemment rien laisser au hasard et choisir de mentionner la pierre d'Emeraude sans attendre du lecteur qu'il ne rebondisse sur une occasion de lever le voile sur une partie du mystère des deux (mêmes) histoires d'amour de ce roman. La jeune femme perd donc son émeraude fixée sur la bague offerte par Hasnas (p. 229), "une perte vraiment irréparable" pour Leana (p. 230). Un jour, Hasnas en rentrant dans son foyer découvre Ileana...le front appuyé contre "la fénêtre de l'appartement" (p. 229) où le couple vit. Le front, l'émeraude...comment ne pas penser au récit biblico-mythique narrant la déchéance de Lucifer ? L'émeraude est cette pierre rare, tombée du front de Lucifer lors de sa chute des Cieux. Et justement le titre du roman est "Noces au paradis". Symboliquement, perdre l'émeraude revient à être chassé du Paradis. On se souvient que Lucifer est originellement le "porteur de lumière", l'étoile du matin, la planète Vénus chez les Romains...Vénus déesse de l'amour, le féminin sacré...Ileana-Lucifer-Vénus, éclat de soleil-porteuse de lumière...et de l'amour...Le porteur de Lumière désignant originairement Jésus-Christ, "Christus verus Lucifer", "Christ,le vrai Lucifer", "Christ véritable porteur de lumière".

L'émeraude est un talisman très puissant également associée au signe du cancer comme le prénom Ileana (l'association Ileana-Emeraude-Lucifer), mais aussi aux eaux originelles et pures, protectrices du foetus dans l'uterus. C'est Ileana autant que l'amour de ces deux êtres qui n'ont plus (pas) leur place dans ce monde originel, protégé, idéal. La chute, de l'aveu d'Hasnas est provoquée par sa (propre?) volonté, par sa méchanceté, par sa peur irrationnelle de cette relation unique, parfaite : "Combien de fois ne l'avais-je pas humiliée, attristée, peinée profondément, avec un archarnement sauvage et aveugle que j'étais incapable de contrôler" (p. 240). Elle est provoquée par l'orgueil du mâle et non par celle de cette femme sans défauts, sans doute.

Le personnage d'Hasnas aspire à la vie nouvelle : "...Je ne sais comment expliquer ce désir. De tout ce que vous m'avez dit, j'ai compris que vous n'avez jamais connu ce besoin obscur de naître de nouveau, ce besoin d'une compensation dans quelqu'un d'autre que la compagne de notre vie, de notre amour" (p. 239), "ce qui me pesait le plus cet après-midi là, c'était le sentiment d'irréparable" (ibidem). Là encore, le thème est connu : la régénérescence, la purification, la nostalgie des origines. 
On pense également au chaos destructeur et créateur, mais cette entreprise de destruction, d'annihilation du monde ancien (sa vie passée) menée par Hasnas ne mène à rien. Pas de passage du chaos au cosmos, mais un comportement nihiliste. La (trop?) jeune femme ne veut pas de l'enfant (primordial), de l'Emmanuel, Hasnas mué par une force qui le dépasse (une force maléfique du monde suprahumain, l'éternel combat entre ténèbres et lumières ?) s'acharne sur Leana et, par son comportement, finit par casser le lien qui l'unit à celle-ci...car il est incapable à mourir à la vie profane ?...

"Nous ne sommes pas un couple de ce monde, nous deux, dis-je pour la consoler. Notre destin ne s'accomplit pas sur cette terre. Nous nous sommes connus dans l'amour; l'amour est notre paradis. L'amour sans fruit : nous sommes comme Tristan et Yseult, Dante et Béatrice (...)" (p. 93), "(...) j'ai peur que notre amour ne s'altère, s'il enfantait ici, sur terre" (ibidem) poursuit Mavrodin. A la p.159, Hasnas confirme indirectement (?) la singularité de l'union avec Ileana-leana en faisant référence à ces événements uniques, cette "grande chose" qu'on ne vit qu'une seule fois dans sa vie. On pense à une démonstration de force, une manifestation suprahumaine, une cratophanie, sinon une hiérophanie : une manifestation du sacré dans un objet, un être (l'hiérophanie suprême étant l'Incarnation du dieu dans la chair). Rappelons  que selon un récit mythique (et étymologique...) Ileana est aux côtés des dieux...au paradis. 

A la fin du roman, les deux hommes ont la certitude au moment où ils se parlent qu'Ileana-Leana est morte. Sans doute que cette "certitude" rassurent les deux hommes. L'amour avec Ileana, bien que charnel, n'était véritablement possible que s'il était assumé également sur un plan cosmique...un plan ou un niveau qu'ils pressentent seulement. Impossible de se mettre aux niveaux (inséparablement terrestre et cosmique) de cette femme, pour ces deux êtres finalement sinon trop frustres pour elle, dans tous les cas impotents, incrédules à la manière de ces disciples de Jésus-Christ malgré les preuves affirmant une autre réalité


Les deux protagonistes mâles sont des hémiplégiques, ils ne peuvent assumer cette histoire d'amour lumineuse, et plus encore numineuse (voir Rudolf Otto). En effet, Ileana-Leana est autant un mystère fascinans que source d'effroi, de terreur pour ces hommes. Ces derniers sont en quelque sort des deicides...Ils savent que cet amour est bien autant au-dessus de toutes les petites amourettes qu'ils ont vécues, que de toutes les relations amoureuses existantes sur terre, mais ils ne peuvent supporter un tel poids, une telle manifestation de puissance...A la page 157, Mavrodin confesse son impuissance à décrire Ileana et l'amour qu'il lui a porté autrefois "démoralisé par mon impuissance à rendre la vérité, l'impuissance que tout artiste éprouve de se confesser, comme un homme, totalement, comme un chrétien". On se rappelle de la formule d'Eliade faisant du christianisme, la religion de l'homme déchu, de l'homme moderne finalement...Ileana est une mystagogue et assume à la fois la réalité du monde profane et celle du monde sacré, du matériel et du spirituel. Elle descend sur terre et accepte de s'autolimiter en espérant faire venir à elles ces hommes et les faire accéder à un nouvel état de conscience. C'est un échec...Comme le christianisme (l'Eglise) ? Sa seule véritable existence relève du monde suprahumain, au paradis..auquel elle n'a plus accès (?), d'où son désespoir. Ileana semble bien être un ange déchu(e) (cf. l'emeraude)...autant que Vénus, la déesse de l'amour qui s'incarne dans la chair...


Il y a encore d'autres points à développer, à préciser,  concernant la "polarité", j'y reviendrai peut-être...



AJOUT :
Suite de l'analyse (8 novembre 2014): 
http://jeanmichel-lemonnier.blogspot.fr/2014/11/mircea-eliade-noces-au-paradis-nunta-in.html

Ici mon interprétation de "La lumière qui s 'éteint" du même Mircea Eliade : 
http://jeanmichel-lemonnier.blogspot.fr/2014/06/la-lumiere-qui-seteint-mircea-eliade.html




mercredi 15 octobre 2014

Pierre Clastres - Chronique des indiens Guayaki / Mircea Eliade et terreur de l'histoire


"(...) de nos jours, alors que la pression historique ne permet plus aucune évasion, comment l'homme pourra-t-il supporter les catastrophes et les horreurs de l'histoire - depuis les déportations et les massacres collectifs jusqu'au bombardement atomique - si, par-delà, ne se laisse pressentir aucun signe, aucune intention transhistorique, si elles ne sont que le jeu aveugle des forces économiques, sociales ou politiques ou, pis encore, que le résultat des 'libertés' qu'une minorité prend et exerce sur la scène de l'histoire universelle." Eliade, M. (1969, rééd. 2009). Le mythe de l'éternel retour. Archétypes et répétitions. Paris : Gallimard, Coll. Folio essais, p. 169
Encore une fois la preuve que les écrits d'auteurs aux engagements/opinions politiques très différents (bien que le cas  Eliade soit fort complexe, malgré ce que certains charognards ont pu écrire sur sa période de jeunesse pour dénigrer l'ensemble de son oeuvre) peuvent entrer en résonance parfaite... 

mon exemplaire, édition de 1972...



A lire : 
La forêt d'Emeraude,1985-sociétés primitives :

Où on rappelle que si dans ces sociétés primitives les  moeurs sont libertaires, dans le même temps, il y a nécessairement un très grand conservatisme à la fois dans le processus de transmission et dans le contenu des valeurs et de l'éducation (ce qui revient pour une partie au même)  pour assurer la survie des communautés...Au passage, on notera, non sans ironie, que les mêmes qui s'extasient devant les codes culturels de ces sociétés premières (par ailleurs, parfois très violentes : guerres permanentes pour des raisons politiques, exo- et endo- cannibalisme, infanticide...ici on ingère ses ennemis sans SADISME, autre part on les fait mourir dans d'atroces souffrances : napalm, bombes à  fragmentation...qui sont les "barbares", où est le progrès ?) à 6000 km de chez eux, ne voient, souvent que "réaction", "répression" et "fascisme" dès que l'on parle de "valeurs" chez eux...(il y a aussi, il est vrai, des progressistes de gauche, profondément haineux à l'égard du mode de vie de ces peuples autochtones "en dehors de l'histoire").

En outre, avec Clastres ou Eliade, on est donc bien loin de certains auteurs "freudo-marxistes" (et avatars)
(voir ICIprétendant parfois s'inspirer de ces "sociétés traditionnelles" (on ne parle pas ici de la "vieille France vertueuse" ante-1968, mais bien d'un primitivisme fantasmé) pour élaborer leurs thèses. Des théories qui ne pouvaient que mener à la catastrophe anthropologique actuelle en les imposant à une "société complexe" comme la nôtre...

...on ne dénoncera, par exemple, jamais assez l'immense nocivité de l'oeuvre foucaldienne, dont une part a consisté à affirmer que le surmoi n'est qu'une création de la société bourgeoise-capitaliste cherchant par là à imposer un ensemble de normes strictes et à reproduire ad infinitam les mécanismes de dominations...Il n'est pas inutile, à ce moment, de se souvenir que ce même Foucault fut un défenseur (et pourquoi il le fut) , comme d'autres à sa suite et encore de nos jours, de ce qu'il nommera "sexualités périphériques"...

jeudi 28 août 2014

Le maréchal Antonescu-Almanach historique 2014, Editura Tesu Bucuresti


Lu récemment...
Antonescu : Héros ou criminel de guerre ? Cinquante personnalités majeures (vivantes ou décédées) répondent à cette question cruciale....Eh oui...en Roumanie, on se pose encore la question...
Au sommaire, l'inévitable et indispensable Mircea Eliade, Lucian Boia, Gheorge Buzatu historien ancien communiste ayant tenté de réhabiliter Antonescu après 1989, Aurel Vainer, le roi Michel 1er, Horia Sima, successeur de Codreanu à la tête de la "Garde de fer" après l'assassinat de ce dernier en 1938, ou encore le professeur universitaire roumain négationniste Ion Coja parmi beaucoup d'autres. C'est cela qui est assez stupéfiant pour un Français... que dans un ouvrage disponible dans presque n'importe quelle librairie "grand public" (physique ou en ligne) on diffuse les textes d'un homme qui considère, je cite, que "l'holocauste en Roumanie est une invention des communistes juifs et roumains" aux côtés de ceux d'autres intellectuels plus consensuels...C'est ça aussi la Roumanie !... Or donc, à ces nombreux textes, il faut ajouter, de non moins nombreux documents exceptionnels comme le testament du maréchal ou des archives soviétiques à propos de celui qui fut conducator de la Roumanie de 1940 à 1944, mais aussi des images d'archives...30 lei soit soit seulement 7 euros pour plus de 330 pages, pour ce qui est, finalement, un très bon livre. Il faut se rendre compte, en effet, que l'ensemble des documents réunis (textes de personnalités, hommes politiques, intellectuels majeurs, fascistes, juifs, (ex-)communistes, libéraux etc. exprimant des points de vue forts différents et irréconciliables oscillant entre deux extrêmes de 'sauveur de la Roumanie' à 'nullité politique, totalement incompétent et génocidaire' ainsi que cet ensemble conséquent de documents inédits) fait forcément de ce livre un document très précieux.



Voir aussi :
http://jeanmichel-lemonnier.blogspot.fr/2014/08/la-roumanie-avec-et-sans-antonescu.html
 http://jeanmichel-lemonnier.blogspot.fr/2014/03/quelques-mots-sur-lhistoire-de-la.html




mardi 10 juin 2014

La lumière qui s'éteint - Mircea Eliade

La lumière qui s'éteint, Chap. Les mémoires de Manuel p. 260

L'analyse du roman de Mircea Eliade "La lumière qui s'éteint" est beaucoup trop longue à faire. J'y reviendrai , sans doute plus tard.  Je ne trouve aucune trace d'analyse de ce roman. J'ignore s'il en existe. Tout ce qui suit n'est qu'interprétation strictement personnelle (voire simples questionnements) à propos de ce "livre à mystères".

Les niveaux de lectures sont, comme la plupart du temps dans l'oeuvre romanesque d'Eliade, très très nombreux. Et, il faut impérativement avoir lu son oeuvre savante pour pouvoir apprécier sa prose littéraire. En effet, cette dernière est parfaitement imprégnée des thèmes explorés dans la production scientifique du savant roumain. Dans ses oeuvres de jeunesse des années 30, tout est déjà là. On est, en outre, très loin du style lourdaud et de la mécanique de l'intrigue grossière de la plupart des auteurs de romans fantastiques. Amateurs de Stephen King -que je lisais cela dit mais il y a une éternité de cela-  de J. K. Rowling ou de Stephenie Meyer, passez rapidement votre chemin...


Une première remarque. Le rituel orgiaque pratiqué dans la bibliothèque (lieu récurrent - voir géographie du sacré- et, en général, RESERVE AUX INITIES autant qu'aux érudits dans les romans d'Eliade ; il y a deux figures indissociables et priviligiées l'INITIE et l'ERUDIT dans ses romans), même s'il est suggéré et jamais décrit -même si on peut, de toute évidence, penser en premier lieu au tantRisme- peut être inspiré par ceux pratiqués par la secte des Phibionites. Eliade évoque dans "Occultisme, sorcellerie et modes culturelles" (Gallimard, NRF) des pages 152 à 156, ces "rites bizarres et ignominieux" qui pourraient en apparence (on voudra bien se reporter à l'ouvrage) être confondus avec des rites hédonistes, pervers et "bordéliques" pratiqués par des satanistes. En réalité, les phibionites (chrétiens...) comme les personnages du roman qui pratiquent le rituel dont l'accomplissement est un événement comparable à la Révélation christique (ce n'est pas une interprétation, c'est dans le roman) cherchent la Rédemption. 

On peut croire Eliade confus (1) ; les points de vue narratifs multiples, d'aucuns diront la cacophonie narrative, les soliloques, monologues intérieurs, de toute évidence inspirés par l'Ulysse de James Joyce (cf. le personnage de Stephen Dedalus), ajoutés aux abondantes références philosophiques, mystico-religieuses, symboliques ou réaliste (Balzac était l'écrivain préféré d'Eliade, mais son influence est sans doute plus sensible dans "Les hooligans") peuvent perdre le lecteur le plus motivé mais Eliade, comme toujours,  à part peut-être dans certaines oeuvres de jeunesse ("Le roman de l'adolescent myope" et encore...Eliade est un génie précoce) nous livre certaines clés (encore faut-il les saisir...) nous permettant de lever une partie du voile des "mystères de la totalité".


Certaines "ficelles" sont suffisamment grosses pour un lecteur du XXIe s., encore que...: le héros au destin tragique, qui perd la vue (châtiment divin, technique des ascètes hindouistes qui se brûlent volontairement les yeux en fixant le soleil, clairvoyance, divination...on pense aussi à Homère) "meurt" et renaît à la vie nouvelle, en tuant son double ou son ancien "moi"...d'autres moins. Les références à l'Odyssée, à Homère et au symbolisme aquatique, maritime sont aussi assez évidentes. L'océan est omniprésent dans une bonne part du roman. Espace des errances d'Ulysse dans l'Odyssée, Eliade reprend ce thème à sa manière. Cesare le héros presque aveugle, persécuté et convoité par ses contemporains est-il à la fois Ulysse en chemin vers Ithaque qui retourne donc en "son centre" (centre de l'être), donc vers  lui-même et à la fois le cyclope Polyphème rendu aveugle par Ulysse. 


Il faut signaler que l'érudit Eliade dont la carrière d'universitaire et de romancier est doublée-indissociable d'une recherche spirituelle. était myope. Cesare le héros qui vit parmi les livres  est, à tout parier (que faire d'autre?) un des doubles littéraires de l'intellectuel roumain, comme sans doute le personnage d'Andronic dans son roman "le serpent". 


Roman-récit initiatique, donc, propre à décrire les modalités de la métanoïa du héros et à provoquer  cette dernière chez certains lecteurs. Mais pas chez tous les lecteurs et pas chez tous ses héros. Dans ce dernier cas, le professeur participant à l'orgie semble suivre  un "mauvais chemin", il devient mystique...C'est un Russe. Et je me rappelle cette phrase d'Eliade lue dans un recueil de ses articles à quel point il méprisait ou peut-être se méfiait du mysticisme russe. Eliade considérera la seconde guerre mondiale  comme une lutte entre le mysticisme eurasien et le christianisme européen...On observe ici qu'Eliade n'était pas toujours aussi subtile dans ses analyses géo-politiques qu'il pouvait l'être concernant d'autres sujets... Mais c'est évidemment son anti-communisme viscéral (son rejet de la mystique communiste qui n'a rien d'eurasiatique pourtant et si peu à voir avec le mysticisme chrétien) qui le fait écrire de telles choses. 


Or donc, le mysticisme, ce n'est pas la voie destinée à Cesare...Par cela, Eliade nous dit ses "préférences" en matière d'"être véritable"....indique le véritable voie de la Rédemption, mais prévient, par le biais du personnage de l'universitaire qu'il y a aussi des "voies sans issues cosmiques" (ou moins séduisantes) pour certains, malgré le changement radical d'être et de penser...


Manuel (l'Emmanuel ? mais aussi Manole, référence à
 "La légende de Maître..." ?) qui participe au rituel (maître de cérémonie) au début de l'intrigue avec le professseur et la jeune femme Mélania, est devenu un dieu, un dieu païen, du moins il le prétend. L'événement en question (cf. supra), c'est une théophanie, la naissance d'un dieu que Cesare exécutera ou "intégrera". Cesare offre-t-il Manuel pour apaiser Poséidon (ses persécuteurs, i.e. ceux auxquels il essaie d'échapper ? Quoi qu'il en soit le monde a changé depuis cette nuit où les trois personnages déjà cités ont pratiqué le rituel magique dans cette bibliothèque,  qui prendra feu (regénérateur!?) de manière mystérieuse. Ce Manuel comme nous l'avons déjà mentionné est le "frère" de Cesare mais pas dans un sens biologique...Le couple indifférencié Cesare-Manuel est-il le "binôme" Ulysse-cyclope polyphème de l'Odyssée ? Chacun des personnages du roman paraît présenter des "qualités" propres aux personnages mythiques de l'Odyssée d'Homère. Mais Manuel est-il aussi Poséidon, tout comme la foule à la poursuite du héros Césare qui fait l'objet d'un culte après avoir sauvé Mélania de l'incendie de la bibliothèque ? (cf. paragraphe 4 de cet article). Bien malin, en tout cas, celui qui est en mesure de décrypter une telle oeuvre dans sa totalité.

Eliade est élitiste (a fortiori dans ses jeunes années), c'est une évidence, il est presque inutile de le mentionner. Volontiers méprisant, il multiplie, d'ailleurs, les piques à destination de ses contemporains par le biais de ses personnages
(2). Au moment de la rédaction du roman (années 30), Eliade avait des lecteurs "modernes", aujourd'hui ils sont "hypermodernes", les crânes se sont épaissis...Les consciences post- ou hyper- modernes sont encore plus difficiles à toucher que les modernes...difficile de communiquer avec elles sur ce mode.



à suivre...

(1) mais la difficulté de compréhension pour le lecteur non averti est bien moindre que dans "Incognito à Buchenwald".

(2) Voir l'extrait scanné. cf. SUPRA

dimanche 15 décembre 2013

Abolition du temps historique : fin d'année et fin du temps...


Pour l'homme traditionnel, archaïque (1), les derniers jours de la fin de l'année sont identifiés au chaos d'avant la création. Cette période du passage de l'ancienne à la nouvelle année doit être considérée comme une abolition du temps et une répétition de la création. C'est à la fois le monde et l'homme qui sont est anéantis pour renaître à nouveau. Par la régression ab origine, l'homme devient alors contemporain des dieux. Le nouvel an a donc une fonction eschato-cosmologique. Traditionnellement, c'est dans cette période que se manifeste le monde suprahumain., comme par exemple, lors de la fête de Samonios ou Samain qui marque l'entrée dans la nouvelle année chez les Celtes antiques (Novembre). La dernière nuit de l'année est marquée par l'apparition des animaux funéraires comme le cheval (Nubie, septentrion européen...), animal psychopompe accompagnant les âmes des défunts et assurant le lien entre les différents "niveaux cosmiques". Durant ce temps de transition et d'abolition du temps ordinaire, les âmes des morts et surtout les dieux et des déesses tellurico ou chtonico-funéraires qui viennent des entrailles de la terre, de l'Enfer, selon une conception traditionnelle (grecque par exemple) se manifestent aux vivants. L' invasion du monde des vivants par les morts et les dieux annule la "loi du temps", la confusion sociale est grande, les orgies se multiplient, etc. A Babylone, la récitation rituelle du "poème de la création" (Enuma Elish) se faisait à cette époque de fin d'année donc de fin du monde. Ce récit cosmogonique, narrait le combat mythique entre dieu Marduk et le monstre marin Tiamat dont le corps déchiqueté servit à créer le monde, soit la victoire de l'ordre cosmique sur le chaos. Pour l'homme babylonien d'existence traditionnelle chaque fin d'année considérée comme une période chaotique, était le moment de la renaissance de Tiamat. La nouvelle année -qui correspond donc à un événement mythique qui eut lieu ab origine : la création- marquait la victoire de Marduk sur Tiamat. Au risque de nous répéter, nous signalerons qu'on trouvera trace de ces idées dans les toutes dernières sociétés agro-pastorales d'Europe centrale et orientale pourtant chrétiennes mais marquées par des formes religieuses archaïques.
Cet intérêt pour le  renouvellement périodique du monde et sa réalité qui s'inscrivent dans une conception cosmogonico-eschatologique souvent indéchiffrables pour le moderne  sont communs à de nombreuses sociétés et courants philosophiques : Mésopotamiens, peuples amazoniens, Grecs (stoïciens, platoniciens...) néo-pythagoriciens ("Grande année" et cyclicité du temps), Indiens hindouistes...L'idée d'une régénération du monde (palingénésie) succédant à sa destruction est assez commune à travers le temps et l'espace. Cette compréhension du passage de l'année révolue au  nouvel an comme événement purificateur et régénérateur  n'est qu'un aspect de la conception cyclique du temps pour de nombreuses sociétés. Mais les juifs et les chrétiens sont loin d'être étrangers à cette approche cyclique du temps (cyclicité de l'année liturgique). (2)

En outre, il est peut-être possible d'observer dans les "beuveries" et excès inhérents à ces fêtes de fins d'années chez les "modernes" (3), la permanence de cette volonté de s'affranchir pendant la durée des festivités, du temps continu, profane. On pourrait affirmer que la prise de substances (alcool, drogues...) à des doses permettant de modifier son état de conscience, dans ce "monde moderne" n'est que la persistance d'une volonté recréatrice d'une expérience religieuse -renouer avec un monde originaire, chaotique appelé à être transformé en cosmos- sans cesse renouvelée mais parfaitement vaine ; l'homme d'attitude moderne, c'est-à-dire l'homme de l'avoir et du paraître, ayant totalement rompu avec le religieux sacré et n'en n'ayant plus aucune clé de compréhension...Là où l'homme archaïque fêtait les dieux ou le Dieu (son corps appartenait aux dieux ou au Dieu) et se solidarisait avec le monde suprahumain à travers une pratique rituelle, le "moderne" (son corps lui appartient) ne va que vers sa néantisation. D'une manière certaine, écrivons que ce dernier cherche à s'abrutir, pour effectivement échapper à une histoire (individuelle ou collective) tout comme l'homme archaïque mais au contraire de ce dernier ses "abus" ne s’inscrivent en rien dans une perspective religieuse, cosmique et/ou "transcendante". En effet, tous les excès du "moderne areligieux" (états d'ébriétés répétés, orgies et intoxications sexuelles chnotiques, gavages divers : sons, images, nourriture...) relèvent du "pathologique". (Post-)Modernité et fabrique d' "abrutis"...

Il faut donc aussi comprendre que par rapport à l'homme archaïque, l'homme moderne areligieux n'est en aucun cas "libre". Le premier contrairement au second est le seul à pouvoir réellement "abolir l'histoire" pour un temps donné. Les techniques orientales menant au dépassement de sa simple condition d'être humain, du yogi ou du méditant à titre d'exemples, tiennent de cette volonté de s'affranchir de l'histoire momentanément puis définitivement (la "répétition", le temps cyclique, le cercle des existences étant un "piège" dont il faut se sortir pour les "Orientaux" traditionalistes). C'est parce que dans ce cas, le temps cyclique (des hindouistes ou des bouddhistes) est désacralisé, donc parfaitement terrifiant, effroyable. 

La "terreur de l'histoire" dans une "existence traditionnelle" conduit ou oblige l'être humain à abolir périodiquement le temps. Le caractère insupportable de certains événements historiques mais aussi des catastrophes cosmiques le mène à adopter ce comportement mythique.

 Que reste-t-il au moderne areligieux pour définitivement s'affranchir, quant à lui, de cette "terreur de l'histoire" ? Le marxisme et sa promesse d'un hypothétique âge d'or qui viendra à la fin de l'histoire une fois les "conditions réunies" ? Le délire techno-scientiste et transhumaniste et autres philosophies prométhéennes qui verraient émerger  un homme nouveau ? La recherche de l'immortalité du corps biologique ? d'une "terre sans mal" ?
Enfin, il est inutile d'évoquer une autre réponse radicale possible -et  individuelle cette fois- face à cette angoisse du moderne et son désir de mettre fin à son histoire personnelle, tellement elle est "évidente"... 

(1) le terme n'étant pas utilisé dans un but  dépréciatif, entendre "archaïque" au sens de "début", de "commencement" ou d'antique voire encore de "principe" (arkhế). C'est une catégorie générique qui renvoie autant à l'individu d'une époque pré-capitaliste (domination formelle), une société de type féodal le plus souvent sinon exclusivement, qu'aux individus qui peuplent ces espaces ruraux qui dominent l'espace eurasiatique durant des millénaires. Il n'est pas question d'essentialiser l'homme des sociétés dites traditionnelles mais de considérer (hypothèse) qu'un mode de production associé à une organisation particulière de la société (on pense au tripartisme identifié par G. Dumézil) produit un type d'homme particulier.

(2) savoir également que les "penseurs de la modernité" ont mis en évidence des conceptions cycliques  du temps  :
-  Kondratiev "rectifié" par  Shumpeter :
cycles économiques : deux phases expansion-(innovation) puis récession(baisse de la consommation)-dépression
- Clouscard :
 répétition de trois "moments", trois modalités du capitalisme : libéralisme, fascisme, "société de consommation" qui interviennent à des moments opportuns, soit une autorégulation du système capitalisme. Chaque nouvelle modalité sauve la précédente
 
(3)  à différencier du "moderne" croyant strictement monothéiste qui lutte contre l’histoire par la croyance, la méditation/contemplation/prière même si le moderne areligieux s’inscrit comme le premier dans l'histoire, le linéaire judéo-chrétien


 

lundi 23 septembre 2013

Le paysan roumain, homme religieux




"Tu viens et tu nous dis: vous êtes les derniers paysans en Europe/au monde, vous devez disparaître. Moi, je te dis: pourquoi ne serait-ce pas toi le dernier con au monde et que ce serait à toi et non à moi de disparaître ?" (traduction libre, vidéo)


Le paysan (pas l'agriculteur moderne areligieux (1) et "destructeur") roumain (2), homme religieux, en solidarité mystique avec les rythmes cosmiques, croit au Christ Pantocrator qui descend sur terre (3) pour rendre visite aux paysans. Une croyance qui renvoie à un christianisme cosmique (christianisme populaire) et dominée par la nostalgie d'une nature sanctifiée par la présence de Jésus-Christ. Le paysan est "homme véritable" car il se conforme à l'enseignement des mythes (mythos, c'est la parole vraie), à des modèles exemplaires venant de ses ou de son dieu. Il est, à la fois, allié et auxiliaire de Dieu car c'est un créateur. En effet, en prenant possession d'un lieu, il transforme le chaos en cosmos. Il participe à l'instauration d'un ordre cosmique. Il faut donc bannir l'idée selon laquelle l'homo religiosus fuirait l'histoire en cherchant un refuge dans le sacré, le "religieux mythique". Au contraire, il s'y implique pleinement en combattant, sans cesse, par la ritualisation, notamment, des "forces" du chaos qui peuvent condamner son monde. Tout cela suppose que pour le paysan-religieux, le temps et l'espace sont forcément hétérogènes. Pour lui, il existe donc un Temps sacré, mythique et réversible d'une part et un temps profane, ordinaire, historique et irréversible d'autre part. L'homme religieux fait aussi l'expérience et a conscience de l'existence  d'espaces de "qualités" différentes, autrement dit d'un espace fait de ruptures : l'espace sacré et réel et l'espace profane, irréel, "amorphe" et chaotique, quotidien, où l'homme subit des "obligations". Le paysan cherche à retrouver ou réintégrer l'aurore cosmogonique, c'est-à-dire qu'il réactualise un événement s'étant déroulé in illo tempore en construisant sa maison par exemple. Celle-ci est conforme à un prototype céleste ou cosmique. L'espace profane qui n'était que chaos devient, par incidence, un espace sacré et centre du monde. L'homme religieux crée ainsi son propre monde et en veillant à la survie de celui-ci, il assure la sienne. 

Que l'on compare simplement le rôle assigné à une habitation moderne selon le furieux techniciste Le Corbusier et son '"habitat fonctionnel" et concentrationnaire (4) ou selon n''importe quel architecte-urbaniste qui doit obligatoirement satisfaire à la "nécessité capitaliste" moderne, avec celui dédié à une demeure selon l'homo religiosus et on comprendra ce qui différencie une existence moderne d'une existence traditionnelle

Or donc, à travers ces croyances et surtout cette Weltanschauung ou vision du monde, on peut identifier une révolte passive du paysan donc de l'homme religieux  contre les agressions de l'histoire, les guerres, les invasions (5) les dominations imposées par différents "maîtres". L'histoire -le temps irréversible- est la plus grande menace pour l'homme religieux dont les derniers paysans roumains authentiques présentent, encore de nos jours, quelques unes de ses qualités. En s'inscrivant dans une perspective cosmique, les sociétés paysannes ou agricoles traditionnelles d'Europe centrale et orientale (pacifiques la plupart du temps) se révoltent (ou se révoltaient...) alors contre une histoire tragique et injuste... Elles luttent contre le temps historique destructeur et cherchent à contrer son irreversibilité.

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(1) Même si l'homme fondamentalement a-religieux, donc moderne ou post-moderne est rare, peut-être introuvable, il se différencie de "l'homme religieux authentique conscient" de part son absence de solidarité avec la nature et le cosmos. 

Plus l'homme est religieux, plus il a de modèles exemplaires inspirés des dieux, moins il l'est, moins il possède de ces modèles, plus la place du "profane" est grande et plus ses activités deviennent "aberrantes" puisque ces dernières ne correspondent à aucun modèle transhumain. Le passage d'une vision traditionnelle ou archaïque du monde à une vision  moderne désacralisée est donc une effroyable dégradation du sens de l'existence humaine...

En outre, qu'on ne confonde surtout pas le moderne (agriculteur ou non) installé à la "campagne" (on ne discutera pas du terme employé) qui vit dans un monde désacralisé avec le paysan des dernières communautés agro-pastorales traditionnelles est-européennes...

(2) Ce n'est évidemment plus le type dominant, même en Roumanie et en Europe centrale et orientale plus généralement.

(3) Il s'agit là de la hiérophanie suprême, le dieu qui se fait homme et s’incarne de fait dans l'histoire. Se référer à (toute) l’œuvre d'Eliade : "Aspects du mythe", "Le sacré et le profane", "La nostalgie des origines", "Le mythe de l'éternel retour", "Mythes, rêves et mystères", etc.

(4) les "utopies" actuelles, certes moins ambitieuses mais tout aussi "involuées",  telles la "ville durable"/normes HQE, etc. appartiennent au même "inconscient moderniste" anti-traditionnaliste.

(5)  à ce propos les pays roumains, de par leur position au sein de l'espace eurasiatique, ont constamment eu à subir les agressions des différents empires voisins (ottoman, russe, austro-hongrois puis soviétique) mais aussi celles des mouvements migratoires de différents peuples  (Mongols, Slaves, Tatars...) et aujourd'hui celles de l'impérialisme occidentiste (capitalisme-démocratie-communisme) ou occidentaliste/atlantiste (euro-étasunien).

vendredi 1 juin 2012

La Transylvanie : entre tradition et post-modernité...



Département de Covasna
 
Un village de Transylvanie méridionale : entre tradition et (post)modernité... Il ne s'agit plus, ici, du "village roumain" de Lucian Blaga. Si de nombreux villages transylvains conservent des caractères du village traditionnel, des tensions de plus en plus fortes s'affirment entre des pratiques archaïques (au sens de "traditionnelles" et liées à un univers magico-religieux),  un mode de vie respectant les cycles naturels cosmiques, hérité du "monde des origines" et des comportements (post)modernes, certes séduisants par certains aspects, mais marginalisant une culture et une façon d'être au monde séculaires...
Il apparaît clairement que ce rapport de forces favorise cette conception du monde fragilisant les identités individuelles et collectives, autorisant la multiplication des modèles sociaux, modifiant le rapport au temps... Le village transylvain se retrouve ainsi face au vide. N'étant plus ni tout à fait "traditionnel" et ayant, par ailleurs, résisté à la modernité, il subit l'avancée de la postmodernité, de la surmodernité, de la "surabondance"... il est face à une crise du sens, d'identité...

Ici à Brașov, des immeubles ultra-modernes, qu'ils soient sièges de firmes transnationales, de succursales, ou collectifs d'habitation, souvent haut de gamme, occupent la place des locaux détruits ou rénovés des anciennes entreprises d’État de l'ère socialiste... La post-modernité accompagne le néo-libéralisme triomphant dans cet espace urbain transylvain... 

Les anciens marxistes s’accommodent fort bien de la spéculation foncière -et la ségrégation socio-spatiale qui l'accompagne- dans les grands centres urbains transylvains et de Roumanie plus généralement...

Un affichage indiquant la création ex-nihilo d'un quartier résidentiel sécurisé, au sud-est de Brașov, sur le modèle des gated communities états-uniennes... L'accès à la zone est strictement limité et contrôlé... Un projet d'urbanisme qui répond à une volonté (par un besoin créé?) de satisfaire une clientèle aisée et qui crée une dynamique de sécession avec le reste de la population de la ville... 
 
 Toutes photographies : JM Lemonnier 2006-2009,

Photographies J-M Lemonnier

vendredi 18 mai 2012

Le mythe et la pensée mythique : aspects théoriques... à la lumière du "cas roumain"

Nous ne considérons pas ici (et dans le titre de notre essai) le  mythe entendu au sens courant et qui renvoie donc à une croyance erronée : le mythe comme synonyme de mensonge... Bien au contraire, c'est la définition du mythe telle que formulée par l'historien des religions ou l'anthropologue/ethnologue que nous acceptons.  Avec Mircea Eliade ou Claude Levi-Strauss, bien que  leurs études des mythes (et de fait, de la "pensée mythique") relèvent d'approches différentes, nous entendons le mythe au sens de vérité immuable, "éternelle" et s'inscrivant en dehors du Temps historique et linéaire. La vérité du mythe n'est donc pas contestable (pour celui qui y croit à l'évidence). Le mythe est toujours renouvelé puisque propre, a priori, aux sociétés dont la conception du temps est cyclique...

Le mythe est donc une vérité d'ordre anthropologique qui rend compte aussi bien de la réalité des sociétés archaïques, disons "anciennes", "premières" ou "traditionnelles" que de certaines réalités dans notre société "occidentale" moderne ou postmoderne. Notre société "occidentale" (voir le livre "la Roumanie  :Mythes et identité" pour une discussion sur ce sujet) n'est en, effet pas exemptes d'"aspects mythiques"... Dans le cas roumain qui nous intéresse dans notre essai, cette réalité là s'affirme encore de bien des manières...

 Il nous faut également insister sur l'opposition (apparente) Temps mythique ou cyclique/Temps historique pour appréhender le mythe.

C'est le christianisme ou plutôt les Pères de l’Église qui, en Occident, imposent le Temps linéaire. Cette conception du temps s'affirme ensuite à la Renaissance puis au siècle des Lumières... En effet, Jésus-Christ "l'homme-Dieu" s'incarne dans l'Histoire. L'incarnation christique impose alors définitivement une nouvelle représentation du temps, un début (la genèse) et une fin (l'Apocalypse et les spéculations eschatologiques corollaires). Il était inconcevable que le Christ ne revienne encore sur Terre accomplir Le sacrifice. Celui-ci était accompli une fois pour toutes. De cette conception du Temps découle l'idée d'évolution, de "progression" ou progrès... Néanmoins, la réactualisation rituelle, durant l'année liturgique, des épisodes de la vie du Christ implique certainement l'idée de cycle, de renouvellement... En outre, -et notre essai insiste largement sur cet état de fait- ce Temps cyclique ou mythique n'est pas totalement aboli de nos jours, dans des sociétés  dont l'entrée dans la modernité ou postmodernité est bien avancée ou définitive (?)...


Ce que disent -"dans le texte"- Mircea Eliade et Claude Levi-Strauss sur le mythe et la pensée mythique :

"Le mythe est censé exprimer la vérité absolue, parce qu'il raconte une histoire sacrée, c'est à dire une révélation trans-humaine qui a eu lieu à l'aube du Grand Temps dans le temps sacré des commencements (in illo tempore)" Mircea Eliade, 1957, Mythes, rêves et mystères

"Loin d'être, comme on l'a souvent prétendu, l’œuvre d'une  'fonction fabulatrice" tournant le dos à la réalité, les mythes et les rites offrent pour valeur principale de préserver jusqu'à notre époque, sous une forme résiduelle, des modes d'observation et de réflexion qui furent (et demeurent sans doute) exactement adaptés à des découvertes d'un certain type ; celles qu'autorisait la nature, à partir de l'organisation et de l'exploitation spéculatives du monde sensible en termes de sensible. Cette science du concret devait être, par essence, limitée à d'autres résultats que ceux promis aux sciences exactes et naturelles, mais elle ne fut pas moins scientifique, et ses résultats ne furent pas moins réels. Assurés dix mille ans avant les autres, ils sont toujours le substrat de notre civilisation." 
Claude Levi-Strauss, 1962, La Pensée sauvage

L'intellectuel roumain Lucian Blaga  nous parle aussi, à sa manière, d'une pensée mythique, d'un rapport au temps particulier, qui perdure dans les campagnes roumaines au début du XXe siècle :
"Vivre à la campagne signifie vivre dans une perspective cosmique et avec la conscience d’une destinée liée à l’éternité  " Lucian Blaga, 1936

Notre essai "La Roumanie : mythes et identités " intervient, donc, pour montrer que le Temps du mythe, s'il n'a pas totalement été évacué de certains espaces ruraux isolés de la Roumanie actuelle, influence -de manières qui peuvent paraître surprenantes- les représentations du monde de nombre de Roumains  entrés comme vous et moi dans la postmodernité...